"Un photographe en mouvement"
par Michel Covin
(Docteur d'Etat ès Lettres et Sciences Humaines, professeur émérite à l'Université de Paris I, Panthéon-Sorbonne.)


Aujourd'hui, la question qui se pose à tout homme qui se respecte est celle-ci : comment voyager en évitant le vagabondage touristique ? Jean-Paul Kaufmann, Sylvain Tesson, par exemple, ont répondu à leur manière : en suivant les traces de Napoléon, le premier à Sainte-Hélène puis à Eylau, le second à la Bérézina. Le résultat : des livres qui sont de véritables leçons d'écriture. Non pas que ces auteurs recherchent dans le voyage une source d'inspiration extérieure, ni même une occasion d'écrire ; mais parce que le voyage, c'est leur style, et le style leur façon de voyager. L'un ne va pas sans l'autre : ils ne "racontent" pas leur aventure ; ils s'inventent et se trouvent au fur et à mesure que celle-ci se développe. Parce qu'il est existentiel, leur voyage devient tout naturellement littérature.

 

Les voyages de Fabrice Pierre sont de la même espèce. Sauf que les œuvres qu'il en tire ne sont pas littéraires, mais photographiques. Or la photographie, par rapport à la littérature, offre un piège et une difficulté inattendue : elle est facile. N'est-elle pas, en effet, surtout avec l'avènement du numérique, devenue la plus massive, la plus banale des pratiques culturelles, et d'où tirerait-elle sa généralité, sinon de sa facilité ? 

 

La question devient donc celle-ci : comment voyager en évitant le vagabondage photographique ? Réponse : en rendant, à tout le moins, la photographie difficile. C'est dans l'obstacle qu'elle trouvera sa consistance, et cet obstacle, elle le rencontrera dans le travail de la durée, qui est à l'opposé de son principe déclaré : l'immédiateté de la prise de vue, la facilité du simple clic, c'est vu, c'est pris... Au hasard de ce qui s'offre.

 

Point de hasard dans les séries photographiques de Fabrice Pierre, qui ne pouvait que nous proposer des séries : c'est que la série contrôle le hasard, elle donne aux multiples prises de vue la force de gravité du système, introduit la dimension temporelle dans la photo, - dimension qui est essentielle à toutes les œuvres d'art dignes de ce nom - obligeant l'esprit à une attentive comparaison pour en établir l'unité. L'unité, c'est le contraire de la facilité. Et cela d'autant plus pour une pratique, la photographie, qui assoit son fonds de commerce sur une sorte d'illimitation technique à peu de frais. Sans doute Fabrice Pierre recherche-t-il, dans ses interminables voyages, LE cliché qui résume tous les autres, le plus chargé de sens, le plus gonflé d'existence. Pour cela, il faut de la patience, savoir s'exposer aux ambiguïtés de la répétition, et accepter ce retour du Même dans la Différence qui caractérise souvent les grands artistes, dont on a l'impression  qu'ils écrivent toujours le même roman, tournent toujours le même film, mais dans l'éclat de la nouveauté : c'est là leur signe distinctif. Cependant, pour assumer cette fatalité de la variation infinie, il leur faut vivre chaque représentation qu'ils se donnent de leur objet comme insatisfaisante, ou mieux : qu'il n'y ait pas d'objet possible, seulement provisoire. Chaque spectacle, chaque image, qu'on pourrait assimiler trop vite à la diversité du réel (notamment pour l'image photographique) ne sont dès lors que le moment d'une quête, qui est aussi celle de Fabrice Pierre, - moment qui doit être dépassé pour entrevoir, sans la cerner, l'unité de sens si ardemment désirée. Mais s'il n'y a pas d'objet strictement identifiable, ce qui est strictement indispensable convenons de l'appeler l'horizon. Tout créateur a besoin d'un  horizon de sens, inaccessible par définition (plus on s'en rapproche, plus il recule), mais dans la perspective duquel toutes les choses qui se présentent et font les thèmes de la photographie prennent seulement leur sens. Au fond, telle serait la leçon de photographie de Fabrice Pierre : la photographie est, paradoxalement, un art qui a horreur de l'imprévu, à cause de cela même que la multitude s'en délecte. La multitude n'a pas d'horizon, elle ne range pas ses spectacles au point de fuite de ses attentes. Ce qu'elle attend, de manière vague, c'est ce qui vient, sans entrer en contact, sauf par hasard, avec son imaginaire. Lorsque le spectacle se referme sur lui-même, s'offre plein et complet, il rassasie le spectateur, et s'effondre ensuite vidé de son sens. Mais s'il s'ouvre sur un horizon, comme pour le vrai photographe, alors la réserve de sens reste inépuisable, et voici que le simple enregistrement mécanique du réel redevient une tâche.

 

Tous les voyages que Fabrice Pierre répète, sans doute "ad nauseam" aux yeux du profane, attestent la présence en lui d'un horizon : on dirait qu'il va à la rencontre de l'imprévu pour le conjurer, et, en tout cas, modifier l'ordre de ses images en fonction de ce qu'il trouve pour mieux les articuler sur ce qu'il pense. La frontière entre chacune de ses expéditions (pour utiliser le vocabulaire des explorateurs, assez approprié ici) correspond toujours à une variation esthétique motivée à la fois par le changement situationnel et la fidélité à l'objet final confusément senti. En 2OO4, déclare-t-il, il associe, de manière déjà significative, la photographie des monuments à celle des paysages, et c'est en 2OO9 à New-York qu'il se sent "attiré" (sic) par l'architecture moderne ; cette attirance se confirme à Berlin en 2OI2, où il se fixe, dit-il, sur le Design et l'Abstrait. Tout ce qu'il photographie constitue alors un véritable champ, à la fois géographique et symbolique, qui est la condition de sa pratique, et se déploiera jusqu'à Barcelone, Lisbonne et Madrid. A-t-on idée d'une fusion plus étroite entre art et déplacement, nostalgie de l'Unité symbolique et faim de diversité, qui sont les deux faces d'une même médaille ? 

 

Dans ses séries les plus récentes, le voyageur-photographe témoigne lui-même de l'existence de ce champ en se contentant de donner pour titre à ses photographies le lieu et la date de la prise de vue, comme s'il dressait une carte de ses perceptions, chaque fois singulières comme toutes les perceptions, chaque fois tendues vers le même horizon. De cet horizon, nous savons qu'il ne fera pas le tour. Et pourtant, chacune des séries révèle un parcours, chaque image contient toute la série. Par exemple, sur douze séries énoncées par l'artiste lui-même, neuf se ressemblent par l'évitement de la figure humaine, trois font exception ("Social documentary", "World faces", "And so what"), mais ces exceptions, dont le statut formel est d'ailleurs mitigé sous ce rapport, confirment l'exigence symbolique écrasante : montagnes ou artefacts, les choses  sont abandonnées à leur pesanteur propre, et c'est leur compacité même, strictement inhumaine, qui sera seule en charge de la signification. On songe ici à cette poésie du Minéral scandée par les plus grands artistes, de Mantegna à Cézanne, qui ont choisi de privilégier le solide aux dépens du vaporeux, l'aplomb structurel aux dépens du flou romantique. Chez Mantegna, les personnages sont de pierrre : ils s'emboîtent dans le roc du paysage et, ce faisant, y disparaissent. Quant à Cézanne, on se plaît à voir en lui le précurseur du Cubisme, par lequel le tableau devient chose, et qui procède à la liquidation du motif humain. Chez Pierre (le bien-nommé...), ce motif, quand il apparait dans ses séries dominées par la toute-puissance du Minéral, est restreint à la portion congrue : les figures humaines, souvent éloignées et furtives, sont vite happées par la nuit ou la distance, elles sont en voie de disparition. Même dans les séries où l'Humain est admis, les visages y sont d'abord volumes, ou bien au contraire se fondent dans le plan. C'est encore plus vrai dans les dernières livraisons du photographe, où l'Humain se trouve réintroduit sous l'espèce du message linguistique, destiné en principe à fixer, comme l'aurait dit Roland Barthes, "la chaîne flottante des signifiés", mais qui chez Pierre se présente avec la matérialité opaque d'une inscription, laquelle, en tant que trace, ne peut que nous désigner  le plan (presque toujours granuleux) grâce auquel elle existe. Ainsi, l'écriture ne nous aura pas délivrés de l'ambiguïté des choses visibles et tangibles, les messages sont comme truqués. Ceci est particulièrement vrai dans la série intitulée "Messages" qui, bien qu'elle soit placée sous le signe du Minéral, semble prétendre au privilège d'une énonciation claire et articulée, mais déçoit l'attente du spectateur. Le signifiant refuse de se faire oublier, il s'obstine à se faire inscription, rejoignant ainsi la naturelle matérielle du support à deux dimensions et entraînant avec lui le signifié. Il laisse des traces, lesquelles s'offrent comme un spectacle plus que comme un texte, - bref, le signe devient chose, tend vers le même horizon d'une sorte de déshumanisation de toute scène, qui est peut-être la clé de l'interprétation de l'œuvre de Fabrice Pierre.

 

Ainsi, l'insistance avec laquelle celui-ci s'emploie à faire revenir, dans le plus grand nombre de ses photographies, la matière sous la forme, semble indiquer qu'il y a du sculpteur en lui, ou plus précisément qu'il envisage la photographie comme un volume à modeler, mais sans jamais quitter le plan : ce modelage est virtuel, c'est un horizon. La contradiction indépassable entre la platitude légère du message photographique, la quasi immatérialité de son support (surtout en régime numérique) et la volonté d'en faire une surface à traiter par le labeur de l'inscription, l'incision de la Lettre, Fabrice Pierre va choisir de l'assumer, et, bien plus, de l'exploiter méthodiquement comme une source féconde. La signification articulée que, naïvement, le spectateur-lecteur peut être tenté, au premier regard (mais au premier regard seulement) de recueillir, se dissout soudain dans l'espace général de la composition, et s'y incorpore sans espoir de retour. Il arrive même que le fond aspire totalement la figure, au point de rendre le "message" linguistique illisible. Voyez le cliché d'août 2OI5 d'Osaka (Japon), et son message rajouté, selon l'habitude de l'auteur, en décembre de la même année à Budapest (Hongrie) : le message ne peut se lire, ou alors avec de grandes difficultés. Pareil pour le cliché d'août 2OIO de Lima (Pérou), avec son "message" rajouté en juillet 2OI5 à Tokyo (Japon) : celui-ci est incompréhensible. D'ailleurs, l'étrange décalage entre le cliché et sa légende  suffirait déjà à manifester la prise de conscience du support comme surface à travailler, elle devient la matière de l'artiste, qui donc voit le monde par l'intermédiaire de sa photo, non pas comme un souvenir du monde (cela, c'est l'apanage de la multitude), ni comme mémoire de voyage, mais comme un après-coup créateur, dont on ne sait trop ce qu'il sera, et qu'il faut simplement attendre : ici se découvre en toute clarté cette dimension temporelle dont nous parlions, essentielle à toute œuvre d'art, et qui protège le projet photographique de Fabrice Pierre de toute vulgarité. Le "message" est une grâce, et comme toute grâce on ne peut que l'attendre, jamais la retenir ni la posséder, et Fabrice Pierre le sait bien, qui joue avec celle-ci un double jeu qui est bien de son siècle, celui qui ne croit plus aux révélations messianiques. On peut lui soupçonner un grain de dérision : tantôt, en effet, comme on vient de le voir, le discours de l'oracle est obscur, comme il se doit, tantôt son apparente clarté - par exemple "WITHOUT REVOLUTION WE CAN'T MAKE SOLUTION", février 2OI5  Zanzibar (Tanzanie) - pastiche les slogans politiques contestataires des années soixante pour en marquer, sans doute, la dérision, l'espérance révolutionnaire étant bien usée à l'âge post-historique, pour parler comme Alain Touraine, où Fabrice Pierre ne peut manquer de se situer. Mais peu importe : c'est si clairement dit qu'on ne peut que s'en défier, quand on sait quel est le destin des citations dans ces autres images de Pierre, où on les surprend en voie de disparition, comme, tout à l'heure, les figures humaines absorbées par le béton des villes ou les amas rocheux des reliefs géologiques...Ce destin, c'est de se perdre dans l'anonymat du fond, et d'y laisser leur sens convenu, car c'est le fond, dans sa généralité indifférente et indifférenciée qui intéresse d'abord le photographe : il y pressent un Absolu de la substance, de l'Objet total, - de la photographie comme Objet total. Pour le dire autrement, il n'y a pas de hiérarchie dans l'organisation de l'espace photographique selon Pierre.

Nulle instance ne peut s'attribuer le monopole du sens, et surtout pas l'instance linguistique, quand elle existe (et insiste), quand bien même elle paraît s'installer au centre de l'image ou en raie tout la surface en faisant beaucoup de bruit. Des mots, on attend toujours qu'ils nous expliquent ce qu'on voit, et c'est pourquoi l'esprit tend spontanément à focaliser son attention sur eux, mais c'est une grave faute, quand il s'agit d'images, de privilégier leur message en oubliant le reste. Le reste, ici, est énorme : c'est l'impensé d'une perception, mais cet impensé, c'est cela même que le photographe veut saisir dans l'espoir toujours déçu d'une interprétation articulée. Le texte se range ainsi, modestement, comme un moment du voyage vers l'impensé, à la fois incontournable puisque l'Homme est cet être qui pense ce qu'il voit (donc le parle) et dépassable, car cette pensée-perception, ou cette perception-pensée n'épuise jamais son objet, lequel doit être rendu à l'horizon de toute pensée humaine : l'être en soi des choses. C'est sur ce mur que se brise toute photographie, dont l'espérance naïve de représenter le réel comme il est, sans les médiations lourdes de la peinture ou de la littérature, empêtrées dans la substance de leurs matériaux, pigments ou langage, fut toujours un mythe. En faisant de la photographie la surface indifférenciée d'une chose, évoquant tout autant une expérience tactile que visuelle, aussi éloquente que muette, et en renvoyant indéfiniment le sens à l'horizon de la pensée, Fabrice Pierre est pris entre des contradictions qui sont sa ressource même, mais qui font de lui un homme déchiré entre la position de spectacles concrets et divers, et leur élévation à la puissance de l'Idée, sans pouvoir espérer de dépassement dialectique, bref, c'est un homme de l'entre-deux, instable, qui, comme disait Baudelaire, "aimera les lieux où il ne sera pas " (on ne peut mettre cette phrase qu'au futur...), et pour cette raison même condamné au voyage. Nul doute que, quand l'âge et la fatigue viendront, il se résoudra, comme Xavier de Maistre, à voyager autour de sa chambre, et confiant à son objectif photographique les menus phénomènes d'un espace désormais restreint, mais resté plein des possibilités infinies d'un Horizon...

     

Toutes les séries avancées par Pierre, quel que soit leur titre, à l'exception peut-être de "World faces", surtout celles dénommées "On the ground", "Messages" et "Tryptich concept", attestent cette tension entre un espace homogénéisant, évoquant à la fois la plénitude de la matière en profondeur et la platitude de la surface où s'incisent les signes, et la lutte des motifs qui veulent imposer leur prééminence sémantique. Ils échouent cependant : les faire réussir, ce serait consacrer le triomphe de l'anecdote, et faire régresser la photo au rang vulgaire du reportage (géographique, sociologique)-, ce que Fabrice Pierre ne veut évidemment pas pour les raisons que l'on a dites. Celui-ci n'est ni un reporter, ni un témoin. Il veut bien multiplier et répéter à l'infini ses performances, mais c'est à condition qu'elles se rassemblent dans l'identité du Même, soit l'unité d'un style, et cette unité nous l'avons, au premier coup d'œil, grâce à la rapidité de l'ordinateur, comme si l'auteur avait consciemment prévu ce privilège technologique pour l'intégrer à l'essentiel de son projet. C'est le caractère immédiat du message informatique lui-même qui va calmer le vertige du Nombre. Car la photo numérique est facile, nous l'avons dit, et le voyage aussi, de nos jours : dans les deux cas, la facilité est devenue la difficulté. Toujours alerte, et quittant sa chambre le pied léger, notre photographe se trouve immédiatement exposé aux tentations du vagabondage photogénique ou géogénique : belles têtes, beaux paysages, beaux ciels. Ils existent, à l'évidence, ces belles têtes, ces beaux paysages et ces beaux ciels, - Fabrice Pierre ne se refusant pas à la beauté et ses plaisirs, mais pas plus qu'autre chose elle n'est au centre du message, car tout ce qui est au centre, pour lui, devient anecdotique et occulte l'horizon. Refuser de mettre la beauté au centre, tout en lui aménageant une place non négligeable dans l'espace de la photographie, c'est bien limiter les droits de l'anecdote, puisque toute beauté est anecdotique, dès lors qu'elle n'est plus abstraite : les roses ne sont pas belles en général, seule cette rose que je vois peut être dite belle,  sans que je renonce au caractère universel de mon jugement. 

 

La photographie n'échappe pas au paradoxe de l'analyse kantienne. Elle l'attise même, puisque, par principe, elle s'emploie à capter le spectacle exceptionnel, l'heureuse surprise digne d'être montrée, se vautre dans le Divers et le Toujours-Nouveau, qui saisissent ou fascinent, mais ne confirment rien. On comprend à cette lumière que Baudelaire se soit fait de la Beauté une image en forme de statue de pierre, réintroduisant ainsi dans le jugement esthétique un élément de permanence qui conjure l'angoisse de dispersion. A sa manière, il remet la beauté au centre, mais ce faisant il la tue et la "refroidit", au nom d'un idéal-dandy dont la mort est une figure essentielle. 

 

Chez Pierre, dont on connaît maintenant l'obsession minéraliste et la pseudo-sculpturalité de ses images, on peut déceler des traces du même idéal, mais plus ardemment combattu par le média qui est le sien, qui l'empêche de se soustraire au tourbillon de la diversité. Mais quand il confesse son attirance pour l'art abstrait, on sent poindre chez lui la nostalgie baudelairienne d'une totalisation de chacune des apparences-apparitions de la beauté (fussent-celles d'un paysage, d'une ville, du verre ou du béton, de serpents ou de panthères) dans une image (une photo) unique qui les contiendrait toutes, - l'objet total avons-nous dit, qui est aussi cet "obscur objet du désir" qui recule à mesure qu'on s'en approche pour s'en emparer une fois pour toutes. Dès lors toutes les photos doivent revenir au même, comme tous les voyages doivent culminer dans LE voyage final qui contiendra tous les autres, voyage qui est l'horizon du voyage, et par conséquent toujours devant le voyageur, voyage futur et photo à venir... D'où l'impasse : car ce voyage, pour rester un voyage, doit être surprise et découverte, il n'est pas vérification, mais interrogation : que vais-je voir ? Et la photographie, pour rester photographie, doit également surprendre, et non pas être mise en forme d'un modèle esthétique ou symbolique préalablement conçu, dérive où pourrait la conduire l'idéal abstrait ou l'usage du concept. Car la tension qui parcourt toute l'entreprise de Pierre n'est pas destinée à se résoudre dans la clarté de l'Idée platonicienne, elle-même aisément exprimée par les catégories du discours logique et la forme de la proposition verbale. L'image, jamais, ne se transformera en Logos, parce que la démarche du photographe est et demeure jusqu'au bout une expérience perceptive, et comme toute perception, elle est d'abord pré-objective, ne pose aucun objet ni ne thématise rien, de sorte que c'est une inexactitude de parler d'un "obscur objet du désir", puisque l'objet ici ne peut pas même être posé, pour que l'expérience perceptive garde sa spontanéité naturelle, c'est à dire ne s'enferme pas par avance dans les rets d'une représentation convenue.

 

S'il fallait, au terme de cette rapide présentation du travail de Fabrice Pierre, désigner dans sa production une série qui résume au mieux ses principales tendances, ce serait peut-être celle qui s'intitule "On the ground". On y trouve une parfaite manifestation de la poétique du Minéral, ici représenté par le béton du trottoir, servant de cadre uniforme et répétitif à l'exposition des choses. C'est le béton qui va servir au photographe de matière première, selon l'équation primordiale : corps de la ville = corps de la photographie. Les objets glanés au hasard de la promenade vont se déposer sur ce "fond" qui, de bitume substantiel avec sa profondeur, sa masse et son volume, va se convertir magiquement en surface plane résolument dématérialisée, propre à recevoir les choses; celles-ci, du fait qu'elles s'y déposent comme figures sur un fond, prennent le statut de signes ou d'écriture. Du même coup, elles s'affranchissent des lois de la pesanteur : le sol, en effet, vu d'en haut (comme naturellement les trottoirs) se mue en espace vertical dès lors que l'artiste choisit d'en faire le fond de sa composition. Voici donc que les objets, hétéroclites et divers, qui ne pouvaient se ressembler qu'en affichant leur dénominateur commun de solides, et qui donc ne pouvaient que tomber en bas de l'image du point de vue de l'expérience perceptive naturelle, restent en l'air et comme collés sur la surface du plan vertical du fond. Bref, le trottoir devient tableau, et les choses qui y apparaissent au mépris des lois de la pesanteur deviennent simples taches de couleur, l'ensemble faisant songer aux performances de l'art abstrait, peut-être aussi au Cubisme. Car le trottoir, lieu communément reçu comme celui de l'abjection (on y jette ses déchets), du sordide et du rebut, s'enchante chez Fabrice Pierre grâce à l'explosion de la couleur. Impossible ici de ne pas songer encore à Baudelaire : "Tu m'as donné ta boue, et j'en ai fait de l'or". Pour Pierre, la boue c'est celle des trottoirs, et il en fait de l'or, car toute son œuvre est lumière : malgré sa réticence à montrer les hommes comme ils vivent, malgré sa fascination pour le minéral, qui chez d'autres auteurs atteste souvent une mélancolie lunaire, malgré la tension qui le bouleverse entre les sortilèges de la diversité et l'exigence contraire de l'unité, il ouvre grand la porte à la couleur, y pressentant sans doute le point de rupture de la Pensée, et l'emblème définitif de sa quête impossible : transformer le monde en abstraction et l'abstraction en monde. La couleur unifie l'espace hétérogène de la composition, sans cela livrée à l'éclectisme auquel le photographe serait condamné en s'abandonnant au hasard des trouvailles (c'est Walter Benjamin qui avait fait le rapport entre l'artiste et le chiffonnier).  Elle permet de passer au-dessus de ce qu'on voit, de dépasser le moment de la position d'objets déterminés, pour libérer une perception régénérée, à nouveau innocente, et c'était là le but du voyage, la terre promise dont parle Léon Tolstoi dans ces lignes évoquées par Sylvain Tesson :"Lorsqu'un homme se trouve en mouvement, il donne toujours un but à ce mouvement.  Afin de  parcourir mille verstes, il doit pouvoir penser qu'il trouvera quelque chose de bon au bout de ces mille verstes.  L'espoir d'une terre promise est nécessaire pour lui donner la force d'avancer."  Lignes extraites de 'La Guerre et la Paix", que Tesson commence ainsi : "Lors de mes traversées de l"Himalaya, du Gobi, du Tibet ou de l'Anatolle, je me sentais projeté vers mon but.  Je marchais hypnotisé par l'objectif et ne me serais pas du tout vu musarder au gré du vent. En termes de déplacements, je croyais à la balistique." ("Bérézina", p. I69). 

 

Fabrice Pierre n'est certainement pas non plus un voyageur-photographe qui musarde...

 

Michel Covin